Impressions sur 3 années de « pionnicat »

À première vue, tout indique que c’est le « job cool »...

Si l’éducation a avant tout une fonction collective, si elle a pour objet d’adapter l’enfant au milieu social où il est destiné à vivre, il est impossible que la société se désintéresse d’une telle opération. C’est donc à elle qu’il appartient de rappeler sans cesse au maître (d’école) quelles sont les idées, les sentiments qu’il faut imprimer à l’enfant pour le mettre en harmonie avec le milieu dans lequel il doit vivre. […] Le rôle de l’État est de dégager ces principes essentiels, de les faire enseigner dans les écoles, de veiller à ce que nulle part on ne les laisse ignorer des enfants, à ce que partout ils en soit parlé avec le respect qui lui est dû.

 
(F.Buisson, Dictionnaire de pédagogie, 1911).

Pour comprendre une institution, rien de mieux que de puiser dans les discours de ceux qui ont participé à sa construction. L’énoncé est ancien, mais son principe toujours d’actualité. L’école suit toujours ce même leitmotiv, adapter les enfants au système dans lequel ils vivent. À cette fin, les moyens sont multiples. Il y a les programmes, bien sur, mais aussi l’organisation au quotidien. Sans pouvoir être totalement exhaustif, voici un petit retour sur 3 années de « pionnicat ».

À première vue, tout indique que c’est le « job cool ». Sur le papier le boulot se vend bien. Il y a les vacances scolaires, c’est d’ailleurs LE point positif. Tout le monde me l’a tellement rabâché, que j’en finissais par définir mon travail uniquement par ça. Lorsque l’on me demandait « Alors, c’est comment surveillant ? », je répondais systématiquement « Pas mal, surtout on a les vacances ! ». Ça n’a l’air de rien, mais tous les surveillants se raccrochent à cet avantage. C’est un peu ce qui justifie tout le reste, persuade qu’on est pas trop mal lotis, qu’il y a des boulots carrément plus chiants. Certes, il existe bien pire, mais est-ce une raison pour ne plus rien dire, et accepter passivement tout ce qui est imposé ? Car, c’est une conséquence de cet état d’esprit : on ne va pas râler alors que notre situation est bien meilleure que d’autres, ce ne serait pas poli. D’ailleurs, nombres de discussions entre collègues concernant le travail finissent sur « ...mais bon, c’est bientôt les vacances ». Ce qui met fin à tout débat. Notons que les vacances sont la première chose dont parlent les CPE lors de l’entretien. Non pas pour conseiller des destinations exotiques, mais expliquer qu’il y aura des permanences et des journées administratives en juillet-août. Mais bon, c’est pas grave. Sur toutes les vacances qu’il y a, je peux bien sacrifier quelques jours, non ? Et puis, il y a sûrement d’autres choses qui seront bien. À en croire les CPE, il y a effectivement plein de choses super chouettes. Il m’a abondamment été expliqué que c’est, avant tout, un travail de contact humain : auprès des élèves, avec lesquels je dois user d’une bienveillance toute pédagogique, avec mes collègues (des jeunes comme moi !), avec le savoir etc. Bref, je vais bouffer du contact, et du bon ! Du franc, du brut, du serein, du qui pique pas les yeux et qui fait du bien à la peau. Mais attention ! Ce n’est pas simple. Il y a des gamins pas faciles, puis j’ai des responsabilités. Parce que je suis un adulte, il me faut montrer l’exemple aux élèves. Être proche, mais pas trop. Un CPE fut à deux doigts de me la jouer oncle Ben de Spiderman. Quoi qu’il en soit, je suis sorti plutôt content de mes entretiens. Mais comme souvent il y a ce qu’on vous raconte, et la réalité...

Le contact avec les élèves, soit-disant pierre angulaire du travail, se révèle vite être un leurre. C’est variable en fonction des établissements, mais en règle générale un surveillant a peu de temps pour discuter avec les élèves ; pour discuter vraiment j’entends. Parce que des dialogues il y en a, mais de sourds. Et, s’ils existent, ce sera constamment à travers un rapport d’autorité. Beaucoup diront que ce sont les élèves « qui ne comprennent que ça », que ça fait parti de leur apprentissage, de leur éducation etc. Effectivement, si l’élève intègre parfaitement les cadres qui lui sont imposés une discussion peut s’établir, mais confinée à ces mêmes cadres. Il se conforme à l’autorité, le pion s’accorde à être plus laxiste car il sait très bien que celle-ci n’est pas en danger. Et, au final, c’est principalement ce qui est demandé, garder l’autorité. Je m’explique. L’éducation nationale est une institution, et comme toute institution, elle correspond à la société dans laquelle elle s’inscrit. De fait, son organisation perpétue le fonctionnement de cette société. En somme, l’école ne remettra jamais en cause les fondements du système auquel elle appartient. Concrètement, il y est reproduit les cadres et l’idéologie du pouvoir. Tout comme la police est en charge de surveiller et sanctionner, on peut dire que les AED sont une des polices de l’éducation nationale : la police de proximité des élèves en quelque sorte. L’une des plus importantes fonctions des surveillants est là : rappeler constamment les règles et l’existence d’une autorité incontestable. L’organisation hiérarchique et les objectifs fixés font pression sur « l’équipe vie scolaire » pour que ça fonctionne ainsi.

Parlons de l’équipe justement. Contrairement à ce que l’on croit il n’y a pas tant d’étudiants que ça. Beaucoup ont fini leurs études mais peinent à trouver un emploi dans leur branche, et voient surveillant comme un moyen de payer les factures, le temps de trouver mieux. Toutefois, la plupart des AED ont un certain niveau d’étude, car il est nécessaire d’avoir le BAC. Il est pourtant difficile de concilier ce travail avec des études. Cela est le cas pour beaucoup d’autres boulots, mais celui-ci se targue d’être fait exprès, alors que la compatibilité entre les horaires de travail et de cours n’est pas vraiment effective. Les effectifs réduits bloquent bien souvent les arrangements, et l’administration encourage les surveillants à se débrouiller entre eux, tout en rechignant à tout changement. À Paris, j’ai travaillé dans une cité scolaire, établissement qui regroupe collège lycée et prépa, d’un peu plus de 2000 élèves. Au début de l’année nous étions 9. Après 2 départs, dont 1 qui ne fut jamais remplacé, il est devenu compliqué de s’entendre sur d’éventuels changements d’horaires. Les emplois du temps ayant été adaptés par l’administration, nous étions en effectif minimum fonctionnant à flux tendu. Cela implique principalement deux choses : il est impossible d’interchanger ne serait-ce que quelques heures, et votre temps de travail est minuté avec précision. Pour chaque heure de votre service vous êtes assigné à une tâche particulière. De fait, vous ne voyez que très peu le reste de l’équipe, car étant en sous nombre, tout est organisé au plus urgent, le plus urgent étant : la surveillance. De cours, de self, de permanences, de portes, de couloirs, des absences, etc. Une sorte de mélange entre contrôleur de train et gardien de prison. Gare à celui ou celle qui n’accepte pas ce rôle ! Et ça se voit très vite. La fonction étant répressive, si le pion n’apporte pas les preuves de cette répression (colles, mots dans le carnet, etc.) sa hiérarchie le rappelle à l’ordre. Ce peut être par des entretiens avec un ou plusieurs CPE, des remarques de couloir, une petite phrase placée en « réunion d’équipe », un mail etc. Lors d’un de ces petits « face à face », une CPE m’a expliqué que mes permanences étaient trop bruyantes car je n’étais pas assez sévère, puis de conclure : « On veut pas que vous soyez un tyran...mais presque ». En apparence le raisonnement peut sembler logique, mais après avoir observé les autres permanences, je me suis rendu compte qu’une grande sévérité n’induit pas une baisse du volume sonore. Cela peut même, parfois, produire le contraire. Cependant, l’administration pousse les surveillants à avoir une attitude répressive. Les élèves sont donc habitués à considérer les pions comme le père Fouettard. Si l’un ou l’une ne l’est pas, il ou elle est vite perçu comme « plus faible », autant par la direction que par les élèves. Difficile alors d’avoir un comportement autre, non pas parce que les élèves ne comprennent que les sanctions, mais parce qu’ils sont habitués à ce fonctionnement. La hiérarchie poussant l’AED à être agent de répression, sans toutefois l’avouer clairement. C’est la « dimension pédagogique » qui est systématiquement mise en avant.

La relation entre le surveillant et sa hiérarchie est particulière. Ses supérieurs directs sont les CPE. Les rapports dépendent évidemment des personnalités mais, de manière générale, ils sont à double tranchant. Prétendument affranchis du simple dialogue décideur-exécuteur sous prétexte de créer une « cohésion d’équipe », de prise en compte des avis et désirs de tous, il en résulte le plus souvent des rapports de favoritisme à peine dissimulés envers ceux qui acceptent tout ce qui leur est demandé. Et lorsque l’avis est sollicité, c’est pour perfectionner un fonctionnement déjà en place. Jamais le questionner. Toute critique de fond se voit vite renvoyée dans ses 22. Ce rapport de proximité n’a pas pour unique but de montrer que le bon petit soldat est récompensé, mais aussi de rendre les remarques plus personnelles. Lorsqu’un CPE fait une remontrance à un surveillant, le ton s’avère vite paternaliste et porte plus sur la personnalité que sur une éventuelle faute technique. Ou plutôt, la faute technique est imputée à la personnalité, le sentiment de déception de l’équipe CPE transparaît. Allant même, parfois, jusqu’à expliquer que le surveillant a trompé l’équipe au moment de son embauche. L’objectif est simple : faire culpabiliser. Après cela, il est beaucoup plus aisé de demander à la personne de redoubler d’efforts, dans la mesure où cette dernière se sent coupable, et doit donc tout faire pour réparer sa faute. Cette méthode n’est pas spécifique aux établissements scolaires, c’est au contraire une technique managériale utilisée un peu partout, car très efficace pour augmenter la productivité (heures supplémentaires non payées, coefficient de sympathie permettant de demander plus, etc.), s’assurer l’entière adhésion des salariés au fonctionnement de la boîte, et par conséquent, mater ou exclure les éléments récalcitrants. Là encore, l’école reproduit les pratiques du monde auquel elle correspond.

Bon nombre de gens trouveront, dans les quelques points abordés ici, des similitudes avec leur propre vie au travail. Voilà aussi pourquoi la citation de F. Buisson est importante, l’école n’est pas déconnectée de ce qui l’entoure. Elle reproduit et enseigne les normes et valeurs dominantes. Le fait d’être l’institution de distribution du savoir n’en fait pas un organe de critique, mais plutôt de fabrique d’axiomes. Axiomes qui justifient et habituent à un système, omniprésents et utilisés comme légitimation de tout ce qui est entrepris dans l’école. Lorsqu’un élève est puni il peut, par exemple, lui être rappelé le respect d’autrui à travers la sacro sainte expression : « la liberté des uns, s’arrête là où commence celle des autres ». La répétition, à travers les cours mais aussi dans les rapports avec le personnel, fait d’une interprétation de la liberté une vérité indiscutable. Il en va de même pour l’organisation politique. Un élève qui critique le système démocratique ou républicain risque vite de se retrouver dans le bureau d’un CPE, ou même de voir ses parents convoqués. La même chose est valable pour le personnel. Un surveillant ne peut remettre en cause les fondements politiques, il serait lui aussi convoqué pour un check-up mental. L’école se veut distributrice de savoirs permettant l’émancipation, alors qu’elle ne fait que produire un discours. Autre exemple, le sexe. Abordé scientifiquement (en SVT) ou avec des « spécialistes » (en cours de la sexualité), mais réprimé le reste du temps. Si deux élèves se bécotent une réflexion de type « vous n’êtes pas dans votre chambre ici ! » y mettra vite fin. Il est d’ailleurs expressément demandé aux AED de ne pas parler de sexe avec les élèves. Là est le conformisme social véhiculé par l’école. Quel que soit le domaine, de l’histoire à l’art plastique en passant par les maths, la physique, les langues et bien d’autres encore, l’éducation nationale produit son discours, discours qui est celui des dominants. L’école n’est subversive ni dans le fond ni dans la forme. Posséder du savoir aide à comprendre le monde , mais s’en émanciper, le critiquer et chercher à le dépasser provient d’autres expériences. Ce qui est logique, jamais ce système ne permettra l’existence d’une institution qui encourage les individus à sa remise en cause, voire à sa destruction.

Raynal Félix

Mots-clefs : répression | écoles

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