La musique comme une arme : la symbiose controversée du Punk Rock et de l’anarchisme

Le Punk a joué un rôle clé dans l’expansion du mouvement anarchiste entre 1978 et 2010. Article originellement publié par CrimethInc.

De Victor Java à Public Enemy, la musique a joué un rôle central dans d’innombrables cultures de résistance. Une grande part de ceux·elles qui ont participé au mouvement anarchiste entre 1978 et 2010 ont également fait partie de la contre-culture punk à un moment donné ; en effet, beaucoup ont d’abord été exposé·e·s aux idées anarchistes via le punk. Ce n’était peut-être que purement circonstanciel : peut-être que les mêmes traits de caractère qui poussaient les personnes à rechercher l’anarchisme les prédisposaient également à apprécier une musique agressive et produite de manière indépendante. Mais l’on pourrait également soutenir qu’une musique qui repousse les frontières esthétiques et culturelles peut ouvrir les auditeur·rice·s à un plus large éventail de possibilités dans d’autres domaines de la vie.

Pourtant, au tournant du siècle dernier, alors que l’anarchisme commençait à faire ses preuves et à s’imposer aux États-Unis, l’activité radicale de la scène punk nationale a commencé à s’effondrer. Maintenant qu’il n’est plus possible de dépendre de la sous-culture punk [1] comme d’un incubateur pour les anarchistes, nous devrions chercher à comprendre comment et pourquoi elle a joué ce rôle pendant trente ans.

Ceci est une version révisée d’un texte initialement paru dans le numéro 7 de notre revue Rolling Thunder. Tu peux télécharger gratuitement la plupart des albums que CrimethInc. a sortis depuis 1996.

Préface : Quand le Punk était un Terrain de Recrutement pour l’Anarchie

Il y a d’innombrables raisons pour ne pas lier le destin d’un mouvement révolutionnaire au sort d’une scène musicale. En entrant dans l’anarchisme via le punk, les personnes avaient tendance à aborder les activités anarchistes de la même manière qu’ils·elles participeraient à une sous-culture de jeunes. Cela a contribué à un milieu anarchiste caractérisé par le consumérisme plutôt que par l’initiative, un accent mis sur l’identité plutôt que sur un changement dynamique, des activités limitées au temps libre des participant·e·s, des conflits idéologiques se réduisant pour l’essentiel à des disputes au sujet de goûts personnels, et une orientation vers la jeunesse qui rendait le mouvement largement hors de propos au début de l’âge adulte.

Pourtant, pendant les décennies de réaction mondiale qui ont suivi les années 1960, le punk underground a été l’un des principaux catalyseurs de la renaissance de l’anarchisme. N’eût été le punk, dans de nombreuses parties du monde, les anticapitalistes seraient peut-être toujours en train de choisir entre des marques obsolètes de socialisme autoritaire.

Certes, le concert punk moyen était tout autant dominé par le patriarcat qu’une classe d’université. Toutes les hiérarchies, les aspects économiques, et les dynamiques de pouvoir de la société capitaliste y étaient présents à plus petite échelle. Et l’anarchisme n‘était pas le seul credo qui utilisait cette tribune improvisée : d’innombrables idéologies s’affrontaient dans le milieu punk, du néonazisme au christianisme, en passant par la « conscience » Krishna. Mais tout cela ne fait que rendre plus frappant le fait que les idées anarchistes aient si bien résisté, dans la mesure où elles suscitaient moins d’engouement dans les autres milieux de l’époque.

Nous pouvons attribuer ce succès à des facteurs structurels. Des années avant que l’accès à internet ne se répande, la scène punk do-it-yourself offrait un modèle rare d’activité horizontale et participative. En organisant leurs propres événements au sein de réseaux décentralisés, les participant·e·s ont pu faire l’expérience par eux·elles-mêmes des avantages de l’autonomie sans leader. Une fois que tu as organisé une tournée par tes propres moyens, en esquivant le monopole des salles de concert mercantiles, des labels et des tourneur·euse·s, il n’est pas difficile d’imaginer la possibilité d’organiser d’autres aspects de ta vie de façon similaire. Par ailleurs, dans une culture de jeunes fondée sur l’opposition à l’autorité, il y avait moins de mécanismes intégrés pour empêcher et supprimer les idées radicales.

Il est également possible que les valeurs anarchistes aient pris racine dans la scène punk précisément parce qu’elles étaient largement marginalisées ailleurs : à une époque où les idées radicales étaient repoussées vers la périphérie, les sous-cultures périphériques regorgeaient de ces dernières. Cela peut créer une boucle de rétroaction qui maintient l’aspect marginal de ces idées, puisqu’elles ne sont pas associées à des initiatives populaires ou réussies. L’idéalisation de l’obscurité et de l’échec qui a permis au punk d’être un terrain accueillant pour les idéaux révolutionnaires dans les années 1980, n’a pas encouragé ses nouveaux·elles partisan·e·s à se battre pour gagner en dehors du ghetto punk.

Mais l’exil volontaire de la communauté punk était également un mécanisme de défense efficace dans une ère de récupération capitaliste. La scène punk a aidé à maintenir les idées anarchistes vivantes entre les années 1970 et le XXIe siècle de la même façon que les monastères ont préservé la science et la littérature à travers le Moyen-Âge. Bien que les exigences et l’influence de l’économie capitaliste ont recréé les mêmes déséquilibres de pouvoir et le matérialisme que le punk avait espéré échapper — limitant la critique punk du capitalisme à une variante de la maxime libérale « acheter local », — la scène underground anticapitaliste DIY a fait preuve d’une remarquable résistance. Dans un cycle devenu bien connu, chaque génération s’est développée jusqu’à ce que les maisons de disques à but lucratif écrèment les groupes apolitiques les plus appréciés, ouvrant ainsi la voie à un retour à l’indépendance et à l’expérimentation de la base. Ainsi, la scène punk a fourni à l’industrie musicale un site d’essai et de développement gratuit pour de nouveaux groupes et tendances, mais ce processus a également servi à la purger des parasites.

Loin des dénicheur·euse·s de talents de MTV, des labels indépendants concurrents et du consumérisme alternatif, nous pourrions trouver quelque chose de beau et de gratuit au cœur de la scène underground DIY. Au mieux, c’était un espace au sein duquel les rôles du protagoniste et du public devenaient interchangeables et les diktats de la culture dominante étaient ébranlés.

Comparons cela avec les modèles d’activité anarchiste qui sont actuellement en vogue. Alors que l’activisme politique se concentre souvent sur des sujets extérieurs à la vie quotidienne de ses participant·e·s, et par conséquent, a tendance à coûter plus d’énergie qu’il n’en génère ; le punk DIY était fondamentalement axé sur le plaisir, offrant des activités épanouissantes en elles-mêmes. Bien que cela puisse paraître frivole, la socialité et l’affirmation sont tout aussi essentielles que la nourriture ou le logement. Dans certaines régions du monde, la scène punk était considérablement plus prolétarienne et sous-prolétarienne qu’une grande partie du milieu anarchiste actuel ; cela peut indiquer qu’elle répondait à des besoins réels plutôt que de satisfaire la propension de la classe moyenne à l’abstraction. À la différence des manifestations, souvent critiquées comme réactives, le punk a, au mieux, mis l’accent sur la créativité, démontrant ainsi une alternative concrète. Oui, il était clairement axé sur la jeunesse ; mais comme les jeunes sont parmi les personnes les plus potentiellement rebelles et ouvertes aux nouvelles idées, cela pourrait être considéré comme un avantage. En se concentrant sur l’expression de soi, le punk a permis aux participant·e·s de renforcer leur confiance en eux·elles et leur expérience lors d’efforts à faible risque, tout en produisant un grand nombre d’œuvres qui servaient également de matériel de sensibilisation ; en tant que mouvement culturel décentralisé, il s’est reproduit de manière organique plutôt que par le biais d’efforts institutionnels.

Si nous tentions d’inventer un équivalent culturel à l’activisme contemporain qui serait capable de se renouveler, de se réapprovisionner en énergie et de propager les valeurs anarchistes chez les jeunes, nous pourrions faire pire. À elle seule, la culture des « mèmes » internet a considérablement moins de choses à offrir que le punk et est nettement moins recommandable.

Les anarchistes se plaignent souvent du fait qu’en réalité, la scène punk était pleine de personnes sans aucun égard pour les valeurs anarchistes. Malheureusement, si nous voulons introduire de nouvelles personnes à l’anarchisme, nous allons devoir faire face à de nombreux individus qui ne sont pas anarchistes. C’est particulièrement vrai aux États-Unis, où si peu de personnes grandissent en étant exposées à des idées radicales. En revanche, en Italie, les punks anarchistes pourraient dire que « le Punk égale l’anarchie plus des guitares et une batterie ; se contenter de moins n’est que soumission. »

Il y a beaucoup à dire sur le fait d’intervenir dans des environnements divers, au sein desquels les idées des individus et la culture qui les relie ne cessent d’évoluer. Parce que la scène punk n’était redevable d’aucun cadre idéologique rigide, elle offrait un espace d’expérimentation plus fertile que beaucoup de milieux plus explicitement radicaux. Si cette leçon avait été appliquée ailleurs — si les anarchistes avaient initié des projets influents dans d’autres milieux horizontaux, diversifiés sur le plan politique et basés sur des réseaux — les idées anarchistes auraient pu se répandre encore davantage.

Malgré le fait que les critiques accusent souvent la scène punk de n’être rien d’autre qu’un parc pour consommateurs privilégiés des pays occidentaux, le punk a fait partie intégrante de la résurgence des idées anarchistes bien au-delà des États-Unis et de l‘Europe. Alors que le punk est incontestablement né en Grande-Bretagne et aux États-Unis, une grande partie de l’activité punk underground mondiale se passe en Amérique latine et au niveau de la ceinture du Pacifique, sans parler de l’Afrique du Sud, d’Israël, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande, et de l’ancien bloc soviétique. Dans beaucoup de ces pays, le punk est encore plus ouvertement associé aux politiques radicales qu’il ne l’a été aux États-Unis ; le punk a joué un rôle particulièrement décisif dans la revitalisation de l’anarchisme dans des contextes où il n’y avait pas d’alternative radicale à l’hégémonie marxiste. Cela serait très instructif d’examiner pourquoi le punk s’est implanté dans des pays tels que le Brésil, la Malaisie, et les Philippines, mais pas — ou peu — en Inde ou dans la plupart des pays arabophones, et d’étudier comment cela corrèle avec la diffusion des idées anarchistes pendant les trente dernières années.

Punk et Résistance : Une Trajectoire

La première grande vague du punk politisé peut probablement être imputée au groupe britannique Crass, qui s’est inspiré du Dadaïsme et d’autres traditions avant-gardistes pour façonner le punk rock des débuts en une forme d’agitprop culturelle. Des décennies plus tard, un touriste en Grande-Bretagne pouvait trouver de petits cercles d’anarcho-punks adultes politisés par Crass qui participaient toujours à la même musique underground indépendante et reprenaient les mêmes arguments à propos du groupe The Clash chaque fois qu’ils se saoulaient.

Aux États-Unis, plus d’une décennie plus tard, la scène underground DIY du milieu des années 1990 a contribué à une augmentation de l’activisme en faveur des droits des animaux et a ouvert la voie au mouvement antimondialisation. Des magazines tels que Profane Existence ont introduit des perspectives radicales sur tous les sujets, allant du féminisme aux armes à feu ; des communautés DIY se sont développées au sein desquelles tout le monde écrivait un zine, jouait dans un groupe, ou organisait des concerts dans leurs caves ; même dans les scènes les plus virilistes, chaque groupe s’adressait au public entre les morceaux — dans certains cas, seulement pour inciter les personnes à danser plus violemment.

À la veille du début du mouvement antimondialisation [2], des centaines de punks se sont réuni·e·s à Philadelphie à la fin du mois d’avril 1999 pour Millions for Mumia, une marche pour dissuader l’État de Pennsylvanie d’exécuter Mumia Abu-Jamal. Pour beaucoup, c’était la première fois qu’il·elle voyageaient hors de leurs villes pour participer à une manifestation ; de même, bien qu’aucun conflit majeur n’ait eu lieu avec la police, c’était la première fois que la plupart d’entre eux·elles se rassemblaient publiquement masqué·e·s et vêtu·e·s de sweat-shirts noirs. Ce moment, au cours duquel les punks politisé·e·s ont réalisé qu’il·elle étaient assez nombreux·euses pour constituer une force sociale, a préparé le terrain pour tout ce qui allait suivre ; un an plus tard, beaucoup des participant·e·s se sont battu·e·s côte à côte lors des manifestations contre la réunion officielle du FMI et de la Banque mondiale en avril 2000 à Washington, DC. Le soir après la manifestation, une foule s’est réunie au Stalag 13, une salle DIY locale, faisant salle comble, pour voir His Hero His Gone ; le sentiment qu’il n’y avait pas de réelle distinction entre l’identité sous-culturelle et l’activité politique flottait dans l’air. La même année, le Primate Freedom Tour a réussi à faire la synthèse entre la musique punk et l’activisme radical, en utilisant une série de concerts à travers le pays pour promouvoir des manifestations régionales contre les laboratoires effectuant des expérimentations sur des primates.

L’explosion du DIY du milieu des années 1990 a alimenté la dynamique du mouvement antimondialisation. Celleux qui ont été dans ou proche de groupes punk comprenaient déjà comment un groupe affinitaire fonctionnait ; par conséquent, le fait d’opérer au sein de réseaux décentralisés et de coordonner des actions autonomes vint naturellement. Il était facile pour les personnes qui voyageaient régulièrement à travers le pays pour se livrer à des événements sous-culturels insoumis de dorénavant effectuer ces mêmes déplacements afin de participer à des manifestations anticapitalistes incontrôlables. Lesdits « summit-hopping » — se déplacer d’un contre-sommet à un autre — offraient bon nombre des mêmes incitations que le punk — risque, excitation, convivialité, possibilités d’être créatif·ve et de lutter contre l’injustice — avec l’attrait supplémentaire de se sentir être aux premières lignes de l’histoire.

Au cours de la période menant à l’explosion de l’activité politique, la musique et la culture punk sont devenues plus expérimentales alors que les punks cherchaient à faire correspondre esthétique audacieuse et rhétorique radicale. Il y avait toujours eu une tension dans le punk entre les aspects artistiques traditionnels — progressions musicales à trois accords et des dessins faits main — et le désir d’innover et de défier. Comme la sous-culture offrait aux participant·e·s des conceptions plus larges de ce qui pourrait être possible, ils·elles ont commencé à jouer de la musique et à avoir des exigences allant au-delà des limites imposées par leur forme d’expression artistique. D’une part, une musique innovante pouvait rendre des idées radicales plus convaincantes : en suivant une expérience à la fois inconnue et exaltante, une personne écoutant cette musique pouvait être plus susceptible de croire qu’un monde totalement différent était possible. D’un autre côté, cette expérimentation a contribué à la fragmentation de la sous-culture punk, puisque les traditions ont été abandonnées et les normes en matière de musicalité et de créativité ont atteint des sommets prohibitifs.

Éventuellement, les phénomènes instables se décomposent en leurs éléments constituants et se stabilisent. Par exemple, le groupe suédois Refused, qui avait combiné hardcore, techno, jazz, et musique classique sur son dernier album, s’est séparé en 1998, et ses membres ont ensuite formé des groupes beaucoup plus traditionnels en fonction de leurs goûts individuels — aucun d’entre eux n’était aussi intéressant que Refused. De la même façon qu’à un moment donné, il existait un mouvement anarchiste que pouvaient rejoindre les punks les plus politisé·e·s, un processus similaire a eu lieu au sein de la scène punk. Jusqu’en 1999, les punks politisé·e·s avaient tendance à rester autour de la scène underground DIY, puisqu’il n’y avait généralement pas de milieu révolutionnaire plus large dans lequel évoluer ; jouer de la musique et écrire des zines était vu comme une activité politique, malgré les horizons étroits qu’offrait la sous-culture. Tout cela a changé après les manifestations de 1999 contre l’OMC, qui ont lancé une ère de manifestations et d’organisation politique sans interruption. La plupart des personnes qui étaient sérieuses par rapport à leurs politiques se sont détournées de la scène punk. Pendant ce temps, les personnes qui étaient impliquées dans le punk uniquement pour la musique et la mode restèrent, et menèrent un mouvement de réaction contre les engagements politiques de toutes sortes. Alors que d’autres se focalisaient sur des convergences anarchistes, des black blocs, ou des processus de responsabilisation, les réactionnaires étaient ceux·elles qui continuaient à organiser des concerts et à enregistrer des albums, et ils·elles donnèrent le ton à une scène punk du XXIe siècle apolitique et musicalement conservatrice.

Entre 1998 et 2002, presque chaque groupe qui avait participé et aidé à la politisation de la scène punk underground s’est séparé, et beaucoup de magazines influents ont cessé de paraître. En mai 2002, lorsque des anarchistes de Boston ont organisé le Festival del Pueblo, une rupture s’était développée entre les éléments esthétiques et politiques de la sous-culture, rupture se traduisant par des tensions entre punks qui n’étaient présent·e·s que pour les concerts et anarchistes qui cherchaient à créer un mouvement révolutionnaire. Pour ne nommer qu’un seul exemple, la personne qui avait organisé le concert de His Hero Is Gone après la manifestation Millions for Mumia et qui, plus tard, a joué un rôle dans l’organisation anarchiste contre la Convention nationale républicaine de 2000, est venue jouer avec son groupe lors du festival, mais après le concert, elle décida de rentrer directement chez elle au lieu de participer à la manifestation prévue pour le lendemain.

Quelques années plus tard, la séparation entre punk et anarchisme était totale. Même Against Me, les progéniteur·rice·s du folk punk comme réaction à la stagnation de la scène anarcho-punk, a déserté le mouvement DIY et rejeté ses anciennes opinions politiques anarchistes. From Ashes Rise, dont les membres ont été les confrères du groupe indépendant et sans concession His Hero Is Gone, a signé sur un plus gros label et a enregistré un album final dont certaines chansons font référence à une guerre nucléaire — une régression à la nostalgie des années 1980 encore plus absurde en plein milieu de la guerre en Irak — avant de se séparer. Le Punk — du moins pour cette génération — avait atteint la fin de sa trajectoire comme moteur de changement social.

Technologie, Légitimité, et Accessibilité

Revenons à la résurgence du folk-punk peu après le tournant du siècle. His Hero Is Gone a été l’un des premiers groupes DIY à passer d’amplis à une seule enceinte aux amplis composés de plusieurs baffles (« full stacks »), et en quelques années chaque groupe qui souhaitait être pris au sérieux a fait de même. Cela a conduit à une course aux armements et à une sorte d’inflation de l’esthétique : aucun volume sonore n’était assez fort, aucun enregistrement suffisamment puissant, aucun matériel suffisamment cher [3]. Le folk-punk était une réaction à cela : un format accessible, peu onéreux, et consciemment brut et rudimentaire. Pourtant, il n’a jamais atteint la popularité du punk basé sur du matériel électrique ; de manière révélatrice, le groupe phare Against Me a adopté une instrumentation rock standard au cours de sa transition vers le carriérisme corporatiste.

De façon similaire, on pourrait se demander pourquoi, parmi tous les formats qui ont prospéré dans la scène underground DIY, il n’y avait jamais de troupes de théâtre itinérantes. À première vue, le théâtre serait le médium idéal pour des artistes indépendants ayant un accès aux ressources limité. Une troupe de théâtre pourrait voyager sans équipement coûteux ni le besoin d’avoir un gros véhicule ; les représentations pourraient avoir lieu pratiquement n’importe où. Dario Fo, le Living Theatre… le théâtre radical a eu une riche histoire dans tous les pays et à toutes les époques. Les spectacles de marionnettes étaient pratiquement devenus un cliché dans la scène DIY — alors pourquoi pas le théâtre ?

Ceci indique un matérialisme persistant dans la culture DIY. L’équipement, qu’il s’agisse d’une piètre scène de marionnettes en carton ou d’amplificateurs d’une valeur de dix mille dollars, confère la légitimité tant attendue par les artistes et les spectateur·rice·s. « Regarde, » pourraient se dire des marginaux de la classe ouvrière, en désignant un van rouillé rempli d’équipement qui leur coûte des années de salaire, « nous sommes un vrai groupe ! »

Dans une société capitaliste, les activités se voient attribuer un sens principalement par le biais du marché et des médias. La musique rock était originellement une forme d’art de la classe ouvrière qui a fini par être exploitée par les capitalistes comme une culture de rente ; le sens que les personnes y trouvent est bien réel, mais il est généré par des forces largement indépendantes de leur volonté. Les « rock stars » sont important·e·s précisément parce que tout le monde ne peut pas en devenir une. Paradoxalement, les punks ont adopté le format rock comme moyen d’affirmer leur propre importance, et ce, même dans le processus de rébellion contre les sociétés qui les ont initié·e·s à ce format.

On pourrait lire l’ascension et la chute du punk DIY comme le « hoquet » historique au cours duquel les moyens technologiques nécessaires à la production de disque et à l’impression sont devenus pour la première fois accessibles au grand public. Crass était l’un des premiers groupes à sortir ses propres disques ; c’était excitant parce qu’ils utilisaient une technologie qui était en grande partie inaccessible à la classe ouvrière. Toutefois, en quelques décennies, cette percée a perdu toute sa signification en raison des progrès technologiques et de la sursaturation. Une fois que n’importe qui pouvait sortir un disque, ce n’était plus significatif — ce n’était pas « réel » en ce sens que tout ce qui est à la télévision est « réel » alors que nos vies sont perçues comme irréelles et insignifiantes.

La scène punk a été fondée sur les tensions créées par l’accès limité aux moyens de production musicaux ; avec l’arrivée des technologies qui ont étendu cet accès à tout le monde, ses structures se sont effondrées. L’internet a remplacé les réseaux de distribution et les cultures zines minutieusement construit·e·s par le caractère immédiat du téléchargement de musique et des blogs ; certaines de ces opérations ont eu lieu dans des structures véritablement décentralisées, mais la plus grande partie était basée sur des contrefaçons corporatistes telles que myspace.com. La prolifération de ces dernières était particulièrement ironique en ce que la scène underground DIY avait été une zone d’essai pour le genre de systèmes basés sur des réseaux que l’internet a par la suite universalisé.

Lorsque chaque groupe d’adolescent·e·s de la classe moyenne pouvait avoir sa propre page web et son propre studio d’enregistrement à domicile, le désenchantement qui s’ensuivit révéla à quel point la promesse de célébrité « rock » avait été banale en premier lieu. À certains égards, il est sain de se débarrasser de ses illusions, en particulier de celles inculquées par ses ennemis. D’un autre côté, si rien ne les remplace, le monde risque encore davantage de se vider de son sens — et le nihilisme pur aide à maintenir le statu quo.

Le punk a été excitant parce que, à la différence du rock corporatiste, il a offert une expérience relativement sans intermédiaire : on peut rencontrer ses musicien·ne·s préféré·e·s, danser et interagir en dehors des prescriptions d’une société répressive, voire même former son propre groupe et refaçonner la sous-culture elle-même. Des milliers de personnes ont assisté aux concerts de Black Flag parce qu’ils offraient une expérience véritablement différente de tout ce que le capitalisme corporatiste avait à offrir. Mais une fois qu’internet à fait de chaque groupe sa propre agence de promotion et youtube.com a permis a chacun·e d’apparaître sur l’équivalent de MTV, la musique indépendante n’était pas moins influencée par et dépendante des représentations technologiques que ne l’est la musique corporatiste, et non moins insipide.

Apprendre du Punk

La longévité du punk en tant que terrain fertile pour l’anarchisme montre à quel point nous avons tout à gagner d’activités sociales agréables et créatives. En cultivant des courants culturels organiques, nous pouvons créer des mouvements sociaux qui ne dépendent d’aucune institution, mais qui se reproduisent naturellement. Dans l’idéal, ils devraient être subversifs sans provoquer de répression immédiate — il est important de prendre position, mais les participant·e·s doivent avoir suffisamment de temps pour suivre un processus évolutif avant que la police ne sorte ses matraques. Un espace durable qui nourrit des communautés de résistance à long terme peut finalement contribuer davantage à la lutte militante plutôt qu’une sorte d’insurrection impatiente qui commencerait par la confrontation au lieu de progressivement évoluer vers cette dernière.

Bien que le punk ait été considéré comme insulaire, le succès de l’anarcho-punk montre à quel point il peut être efficace pour les anarchistes de s’investir dans une approche continue au sein d’un milieu de taille raisonnable. Tant mieux s’il s’agit d’un espace politiquement diversifié dans lequel le débat et le changement de dynamique peuvent se produire et où de nouvelles personnes peuvent rencontrer des idées radicales.

En même temps, il est paralysant pour un mouvement social visant à transformer l’intégralité de la vie d’être associé à une simple et unique sous-culture. En tirant profit d’années d’expérience d’organisation anarchiste enracinée dans la scène punk, nous pouvons comprendre l’importance de créer des espaces qui rassemblent des personnes de tous horizons sur un pied d’égalité. De même, nous pouvons tirer des leçons des facteurs qui ont à la fois produit et entravé le punk, tel que la relation amour-haine avec la célébrité « rock ». Canaliser les désirs promus par la société capitaliste dans des mouvements de résistance peut produire une croissance rapide, mais aussi des défauts fatals qui n’apparaissent qu’au fil du temps.

Aujourd’hui, dans le mouvement anarchiste, il nous manque parfois l’esprit dionysiaque qui a caractérisé le punk hardcore à son apogée : l’expérience collective et incarnée de la liberté dangereuse. C’est ainsi que le punk peut nous inspirer dans nos expériences anarchistes d’aujourd’hui et de demain : en tant qu’exutoire significatif pour la rage, le chagrin et la joie, un modèle positif de solidarité et d’autodétermination dans nos relations sociales, un exemple de la façon dont le désir destructeur peut également être créatif — et vice versa.

Notes

[1Le terme « punk » a été utilisé pour décrire un large éventail de phénomènes au cours des quarante-cinq dernières années. Dans cette analyse, il se réfère aux réseaux sociaux et culturels associés à la scène underground do-it-yourself, et non à un style musical particulier ou à une mode.

[2Le 18 juin 1999, lors d’une journée mondiale d’action coïncidant avec le 25e sommet du G8, la ville de Londres a été perturbée par un « Carnaval contre le capitalisme » de Reclaim the Streets, action qui résulta sur une énorme émeute. La couverture médiatique indépendante de cet événement laissait présager le réseau Indymedia, qui, cinq mois plus tard, voyait le jour lors des manifestations historiques contre le sommet de l’OMC à Seattle, et annonçait une nouvelle ère d’organisation anticapitaliste.

[3Quiconque connaissant le fonctionnement interne de l’industrie musicale sait que peu de salles, moins de labels et presque aucun musicien ne gagnent de l’argent sur leurs efforts. Donc où va l’argent ? Peut-être aux fabricants d’instruments et d’équipements de musique. On peut trouver d’innombrables amplificateurs d’occasion à vendre qui « n’ont jamais quitté la cave » — comme d’habitude, les capitalistes nous vendent des rêves impossibles, puis tirent profit de nos tentatives à les réaliser.

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