Le non-sujet de l’antisémitisme à gauche

Cet article a été écrit et publié dans l’édition imprimée de Vacarme 86, disponible en librairies depuis quelques jours seulement. Il appartient à un dossier intitulé « Les fractures ouvertes de la gauche ». Il analyse le positionnement générale d’une large partie de la gauche radicale face à l’antisémitisme et revient notamment sur le positionnement de celle-ci face aux manifestations d’antisémitisme dans le mouvement des gilets jaunes.

L’antisémitisme ne fait pas à proprement parler partie des fractures de la gauche radicale. Les positionnements sur cette question varient peu d’une organisation de gauche à l’autre. Au contraire, celles-ci ont souvent en partage un désinvestissement de ce thème perçu comme secondaire voire négligeable, relativement à d’autres formes de racialisation. Plutôt qu’une fracture, c’est donc davantage un silence qu’il s’agit d’interroger ici, en plaidant pour une critique radicale de l’antisémitisme à l’heure où celui-ci a des effets pratiques et idéologiques jusque dans les formes que prennent certaines luttes sociales [1].

Pour nombre d’organisations de la gauche radicale et de l’antiracisme français, l’antisémitisme contemporain n’est pas une question. Plus précisément, les pratiques et les discours qui ciblent des (supposés) juifs tenus pour responsables de maux politiques, économiques ou sociaux n’attirent souvent l’attention que dans la mesure où cet antisémitisme est instrumentalisé par des politiciens ou intellectuels réactionnaires.

Il ne s’agit pas de nier l’existence d’une telle instrumentalisation. On assiste, depuis une vingtaine d’années, à la multiplication de discours sur une « nouvelle judéophobie » qui construisent l’image d’une « extrême-gauche » ou de « jeunes de quartiers » antisémites parce qu’antisionistes ou musulmans [2]. Pourtant, face à cette instrumentalisation, les organisations de la gauche radicale ou de l’antiracisme politique [3] ne s’enquièrent que rarement de la réalité de l’antisémitisme dans la période actuelle et faillissent souvent à développer leur propre critique des actes et de la symbolique antisémites. Ces organisations forgent plutôt diverses justifications d’une position de principe : l’antisémitisme ne serait une question que pour les défenseurs et les idéologues de l’ordre existant. L’antisémitisme contemporain devient ainsi une question que l’on ne doit tout simplement pas poser en tant que révolutionnaire et/ou antiraciste [4]. À l’heure actuelle, l’antisémitisme dans la gauche française est moins une ligne de fracture délimitant différentes positions que l’objet d’un silence. C’est ce silence que nous allons tenter de décrire et décrypter ici.

Massacre antisémite en 1338 en Bavière

Parler de « la gauche » pour désigner tout un spectre politique extrêmement hétérogène et éclaté, allant de la France Insoumise aux autonomes en passant par l’antiracisme politique, les mouvements écologistes ou les différentes formations trotskystes ou maoïstes, peut paraître essentialisant, voire dénué de sens. Or, justement, le silence face à l’antisémitisme semble constituer une des rares choses partagées par la grande majorité des courants et organisations de la gauche française. Ériger l’antisémitisme en fracture constituerait ainsi une avancée et signifierait, a minima, d’en faire un point de débat et un enjeu politique.
L’antisémitisme et les silences de la gauche

Le peu de statistiques dont nous disposons font apparaître que les discours et les actes antisémites ont connu une recrudescence au début des années 2000. Depuis ce tournant, leur nombre annuel enregistré est supérieur à 200 et a été supérieur à 800 à cinq reprises [5]. Certains lient le tournant du début des années 2000 à la Seconde Intifada, tandis que d’autres avancent qu’une part conséquente des actes antisémites en France proviendraient des soi-disant « milieux arabo-musulmans » [6]. Il est à noter qu’ils se fondent souvent sur des catégorisations vagues et des données empiriques partielles. On peut cependant constater que le 11-Septembre a inspiré une panoplie d’élucubrations conspirationnistes sur le rôle qu’une organisation juive mondiale jouerait dans l’orchestration du cours du monde [7], jusque dans la crise des subprimes de 2008 [8].

Plus frappante est la multiplication d’attaques antisémites physiques visant des personnes, l’année 2012 étant la première où ce genre d’actes ont dépassé en nombre les actes touchant des lieux associés à la judéité (synagogues, cimetières juifs, etc.) [9]. Face aux meurtres ciblant des juifs du fait de leur judéité réelle ou supposée, les organisations qui revendiquent une identité de révolutionnaires et/ou d’antiracistes politiques ont le plus souvent adopté deux types de positions. Il y a d’abord l’attitude sceptique qui consiste à douter de la dimension antisémite de ces meurtres. Albert Herszkowicz, fondateur de Mémorial 98, notait déjà en 2009 que des organisations comme la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR), l’Union Juive Pour la Paix (UJFP) et le Mouvement contre le Racisme et pour l’Amitié entre les Peuples (MRAP) avaient refusé de manifester en solidarité avec Ilan Halimi sous prétexte, notamment, que la police n’aurait pas établi le caractère antisémite du meurtre. « [É]trange prétexte », écrivait-il avec justesse, « s’agissant d’organisations habituellement peu enclines à s’aligner sur les analyses policières » [10]. Toutefois, quand ce caractère antisémite est indéniable — même pour la police ! — au vu du discours explicite de l’auteur du meurtre, la position de la relativisation peut prendre le relais. Celle-ci revient à minimiser, voire à faire disparaître la dimension antisémite en la contrebalançant avec un phénomène jugé plus important. On se réfère alors surtout à la position minoritaire de l’assassin (Mohamed Merah et l’école juive toulousaine [11]) ou encore aux dispositifs autoritaires et islamophobes de l’antiterrorisme (Coulibaly et l’Hyper Cacher [12]). Rares sont donc les propositions d’analyse de ce qui est : des juifs tués parce que juifs.

Les dénégations et le manque de réactivité face aux meurtres antisémites ne sont que l’expression la plus manifeste d’un profond silence de la gauche radicale.

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