Le Pen, Sarkozy, Macron : l’émergence d’un républicanisme de guerre

Retour sur deux décennies (et plus) de néolibéralisation, de dédiabolisation et de fascisation.

En 2002, Jean-Marie Le Pen atteignait le second tour de l’élection présidentielle. Cinq ans plus tard, il se félicitait de voir Nicolas Sarkozy élu sur ses thèmes. Durant son mandat, il était conseillé par Patrick Buisson, artisan de la droite « décomplexée » de formation maurrassienne, obsédé par l’immigration, défenseur de l’union des droites et proche des ethno-différentialistes. Son décès, survenu ce 26 décembre, a entraîné une vague d’hommages à droite et à l’extrême droite : pour Les Républicains, il était un théoricien de la « politique de civilisation » ; pour le Rassemblement National, il a contribué à faire sauter les digues qui l’écartaient du pouvoir ; et Jordan Bardella de saluer celui « qui a fait progresser les idées du camp national [...] en prêtant ses mots à la parole du pouvoir ».

Ces deux dernières décennies enseignent, si l’on en doutait encore, que tout processus de dédiabolisation de l’extrême droite implique nécessairement une radicalisation proportionnelle de la droite. Au point qu’il semble aujourd’hui impossible de différencier Les Républicains du Rassemblement National, pour ne pas dire du Front National historique du Père Le Pen.

Pendant que la droite glissait à l’extrême, la gauche, elle, glissait au centre : du tournant de la rigueur opéré par François Mitterrand en 1983 jusqu’au ralliement définitif des socialistes au libéralisme sous François Hollande, le déclin et la chute sont déjà derrière nous. Et c’est sans parler de la nationalisation du Parti Communiste Français, véritable précurseur en matière de patriotisme productiviste : c’est en effet au Parti que l’on doit les premières campagnes électorales placées sous le signe du Made in France, avec son glissement rhétorique consubstantiel. « Fabriquons Français » : c’était en 1977 ; on mesure la régression.

L’extrême centre providentiel

On ne saurait comprendre la situation politique actuelle sans revenir sur l’année 2017 et la percée d’Emmanuel Macron. Cette année marque la fin de l’alternance, et l’émergence de ce que d’aucuns ont pu qualifier d’extrême centre. Sans doute celui-ci représente-t-il l’héritier légitime des forces dites « de gouvernement », la fusion de cette gauche et de cette droite opposées en idées et en déclarations, mais unies dans leur désir de gestionnaires de la société capitaliste.

À gauche, l’effondrement des socialistes ouvre la voie à une recomposition autour de la France Insoumise, dont le programme politique a été justement décrit comme une version soft, ou appauvrie, du programme commun de la gauche qui avait porté Mitterrand au pouvoir en 1981. À droite, c’est le début de la fin pour Les Républicains, qui se font doubler par le Rassemblement National, marquant l’échec de leur stratégie consistant à chasser sur les terres de l’extrême droite.

C’est au milieu de ce désert politique, dont les tenants sont largement discrédités et méprisés par la population, qu’émerge un candidat se revendiquant « ni de droite ni de gauche », mais qui s’avère être un absolu libéral. Recyclant les pires opportunistes et offrant enfin un peu de pouvoir aux centristes en déshérence, ressuscitant le chantage électoral du vote barrage contre l’extrême droite, il parvient à s’imposer en promettant de résoudre les causes du vote Le Pen, de sortir les sans-abris de la rue, de faire de l’égalité femmes-hommes la grande cause de son gouvernement, de changer la face d’une vie politique sclérosée et surannée, etc.

Républicanisme de guerre et État policier

Rapidement, Macron reçoit Sarkozy pour lui demander conseil, et suit sa méthode : celle de l’État policier, avec son blindage répressif, ses mesures antisociales, sa criminalisation de l’opposition, son islamophobie et son mensonge permanent. Le résultat est stupéfiant : cinq années d’accélération exemplaire de la fascisation, dans tous les domaines. Les promesses n’engageant que ceux qui les reçoivent, sa réélection en 2022 entérine la décrépitude des partis d’alternance, et s’accompagne de l’entrée fracassante du Rassemblement National à l’Assemblée. Privé de majorité législative, le macronisme gouverne depuis par 49-3, actant une fois pour toutes l’autonomisation du pouvoir exécutif.

Mais aussi la victoire politique de l’extrême droite, Les Républicains compris, qui assurent désormais une double fonction : d’abord, celui de réserve de voix, qui s’accompagne d’un réel pouvoir en matière d’amendement des projets de loi ; ensuite, celui d’alternative à la nouvelle gauche, d’abord écartée des présidences de commission à l’Assemblée puis carrément expulsée de l’arc républicain (et même, à en croire Manuel Valls, de « l’espace de l’humanité »). Pendant ce temps, le champ médiatique couvre des néonazis assumés en les qualifiant de militants patriotes, et fait la promotion d’un nettoyage ethnique en Palestine.

Tout cela étant dit, la France est-elle devenue fasciste ? Ce qui est certain, c’est que nous vivons une période de républicanisme de guerre. En guerre contre qui ? D’abord, contre les musulmans, amalgamés aux djihadistes, victimes principales de l’instauration de l’état d’urgence en 2015. Ensuite, contre les populations pauvres et non-blanches des quartiers populaires, décrites comme ensauvagées et qui tendent à se confondre, en tant qu’ennemi civilisationnel, avec celui désigné dans l’islam.

La nécessité antifasciste

Plus récemment, nous avons observé de nouveaux glissements sémantiques tendant à élargir le spectre de l’ennemi intérieur : ultra-gauche, professionnels du désordre, islamo-gauchistes, éco-terroristes, tueurs de flics en puissance, et désormais proxys du Hamas et des Gardiens de la Révolution islamique iranienne. Pour autant, certaines libertés civiles restent garanties, malgré leur recul permanent. Alors, fascisme ou pas ?

Le fascisme se présente comme la radicalisation extrême des catégories de base du système capitaliste : le travail et sa division tant genrée que racialisée ; la famille et la domination masculine qui la structure ; la nation et ses différencialismes ethniques ou religieux ; les valeurs morales dominantes et l’abjection pour la déviance à leur égard ; la marchandisation infinie de de la nature et des rapports sociaux ; la soumission fanatique aux impératifs de croissance...

Notre système repose déjà sur son lot de massacres, de déshumanisation et de haines. Le fascisme les pousse à leur paroxysme dans un moment de crise. Sa proposition est celle d’une régénération de la communauté par l’épuration de ses éléments étrangers ou malades. Tout changer pour que rien ne change ; faire voler en éclat tout ce qui, dans les valeurs dominantes et les formes politiques et sociales en place, entravent la résolution de la crise et la survie du système : lutte contre l’influence religieuse au profit de l’autorité étatique, abolition du parlementarisme, suppression de l’État-providence, etc. Plus qu’un coup de force, c’est une thérapie de choc ; et elle a commencé.

Brighella

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