« Nous n’avons plus l’Histoire avec nous » : entretien avec Jérôme Baschet

Acta a réalisé cet entretien avec Jérôme Baschet à l’occasion de la sortie de son nouveau livre, Une juste colère. Interrompre la destruction du monde, aux Éditions Divergences. Ce livre — qui contient à la fois un retour sur le mouvement des Gilets jaunes (en particulier la centralité de la pratique du blocage, le refus de la représentation et l’invention de nouvelles formes d’auto-organisation populaire), des analyses sur les derniers développements d’un capitalisme néolibéral qui accélère toujours davantage le désastre écologique, ainsi que d’intéressantes propositions quant au renouvellement de la stratégie révolutionnaire — nous paraissait un excellent support pour aborder avec son auteur les problématiques les plus urgentes de la situation.

1. J’aimerais te poser une première question sur le titre même de ton livre, ou plutôt le sous-titre : « interrompre la destruction du monde ». Depuis le XIXe siècle et pendant longtemps, la tradition du mouvement communiste a pensé que la révolution était, comme disait Marx, une « locomotive de l’histoire », que l’émancipation humaine était en quelque sorte inscrite dans le développement historique lui-même. Walter Benjamin a renversé la formule, suggérant que la révolution serait plutôt « l’acte par lequel l’humanité qui voyage dans le train tire les freins d’urgence ». Tu sembles donc t’inscrire davantage dans cette filiation. Quels sont pour toi les enjeux d’un tel changement de paradigme ? Et en quoi sont-ils liés en particulier à l’actualité du désastre écologique ?

Jérôme Baschet : J’admets bien volontiers cette lecture benjaminienne du sous-titre. Un mot d’abord sur le mot « destruction ». Il me semble caractéristique d’un troisième âge de la critique du capitalisme. Le premier était centré sur l’exploitation, le second sur l’aliénation et le troisième sur la destruction. Il a pu être anticipé par certains, mais cette dimension devient désormais clairement dominante, tant c’est la dévastation écologique — au sens large des trois écologies de Guattari — qui vient au premier plan. Ce qui ne veut pas dire que les autres dimensions de la critique — et les autres aspects de la domination capitaliste qu’elles pointaient — soient invalidées ; simplement, elles doivent être reformulées dans un nouveau contexte où la barbarie capitaliste atteint un tel degré que c’est la possibilité même de la vie sur Terre qui est, potentiellement, remise en cause.

« Interrompre la destruction du monde », donc ; mais j’aurais aussi bien pu dire, même si la formulation peut paraître étrange, « Interrompre le monde de la destruction ». Car c’est bien de ce monde de la destruction, qui écrase et anéantit tant de mondes multiples, qu’il s’agit d’interrompre le cours. Interrompre la destruction du monde, en somme, ne peut signifier rien d’autre que mettre fin au monde de la destruction. Et ce monde, c’est le monde de l’Économie — un monde dominé par la tyrannie économique et animé par une compulsion productiviste qui est la source directe de la présente dévastation écologique et humaine.

Cela implique en effet un « changement de paradigme » quant à la conception de la révolution et, plus largement aussi, du temps historique. On a pu dire récemment qu’il existait un clivage majeur au sein des pensées de l’émancipation. Pour les uns, il faut préserver, ou retrouver, les paramètres classiques de la modernité, et en particulier une conception de l’Histoire entendue comme avancée triomphale du Progrès. Il paraît certes de plus en plus difficile de soutenir une telle image ; mais certains n’hésitent pas, face à l’obstacle, à forcer le trait en défendant des thèses « accélérationnistes » selon lesquelles, pour sortir du capitalisme, il faut non seulement continuer à aller « dans le sens de l’histoire », mais, qui plus est, y aller le plus vite possible en intensifiant les caractéristiques technologiques et organisationnelles les plus avancées du capitalisme ! En avant toute, camarades ! De l’autre côté de la ligne de clivage, on trouve tous ceux qui, à la suite de Benjamin, considèrent qu’il faut abandonner entièrement une intenable conception moderne-progressiste de l’Histoire. Aux arguments que Benjamin faisait valoir en 1940 s’en sont ajouté d’autres ; et, aujourd’hui, c’est la destruction écologique qui transforme de manière visible et dramatiquement sensible la marche glorieuse du Progrès en course folle vers l’abîme.

Tout cela a des conséquences considérables sur la manière de concevoir un possible processus révolutionnaire, mais aussi, plus largement, les relations entre présent et futur, ou entre passé et futur. Nous n’avons plus l’Histoire avec nous ; nous ne sommes plus les messagers d’un quelconque sens de l’Histoire qui nous entraînerait inexorablement vers le salut. Il y a là tout un ensemble de représentations qui ont été hautement efficaces et mobilisatrices, même s’il est aisé aujourd’hui d’en reconnaître le caractère factice et illusoire. Mais cela veut dire aussi qu’une autre conception de l’histoire, de l’agir collectif et de la manière d’entrelacer au présent la mémoire vive de passés réminiscents et l’anticipation de futurs possibles est à inventer entièrement.

2. Venons-en au mouvement des Gilets jaunes, autour duquel tourne ton livre. Tu insistes sur un élément essentiel qui le caractérise, à savoir le refus de la représentation, le refus de toute « récupération politicienne » et de toute normalisation dans les formes classiques de la politique. En effet, il est frappant de constater que là où la plupart des mouvements de masse de la dernière séquence ont donné lieu à l’émergence de partis parlementaires ayant la prétention d’en incarner le « débouché politique » (Podemos en Espagne, Syriza en Grèce), n’aboutissant qu’à des formes de social-démocratie renouvelée, celui des Gilets jaunes semble pour l’instant déroger à la règle. Comment l’expliquer ? Quelle est la raison de ce refus aussi enraciné de la représentation politique, du jeu parlementaire traditionnel ?

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