Synthèse critique d’une anamnèse.

L’exceptionnel et l’urgence sont venus occulter l’anamnèse de sociétés pourtant bien connues pour leur obsession de la stabilité, de la prévision et du contrôle. L’avant-gardisme capitaliste, la prospective, la préparation, trop peu de généalogie ont nourri notre camp.

Nous cherchions le bon moment pour poster cette série de textes, tentant au mieux d’éviter de participer au grand brouhaha politico-émotionnel qui nous submerge depuis deux ans. Le chapitre pandémique a soudainement quitté les écrans mais nous voilà aussitôt engouffrés dans celui de la guerre. Il n’y aura donc pas de bon moment, nous publierons entre deux feux, c’est peut-être ce qui caractérise le mieux l’époque.

Alors voilà, deux ans de pandémie plus tard, un récapitulatif s’impose.

...

Cette série de texte poursuit les réflexions avancées dans l’article « Synthèse critique de l’entre-deux. » :

Synthèse critique d’une anamnèse.

Nous sommes toujours surpris, comme si nous n’apprenions plus rien, comme si nous n’avions plus rien à apprendre. Un laisser-aller, qui a fini par devenir de la désaffection puis de l’indifférence.

Il ne s’agit même plus de mensonges, mais d’omissions généralisées, d’un mitraillage continu de séquences présélectionnées, de narrations opaques et contradictoires, au service de convictions elles-même au service de certitudes toujours confirmées par le conditionnel. Chahut perpétuel, rabâchage, harcèlement propre à gonfler l’évaluation chiffrée des audiences.

Affaiblis que nous sommes, abêtis, bêtifiés, surmenés, démunis, amoindris par la norme et le confort conforme de se savoir compris de gens dont on se fout.

Surchauffe, emballement, détachement, écœurement, abandon.

L’exceptionnel et l’urgence sont venus occulter l’anamnèse de sociétés pourtant bien connues pour leur obsession de la stabilité, de la prévision et du contrôle. L’avant-gardisme capitaliste, la prospective, la préparation, trop peu de généalogie ont nourri notre camp.

La mémoire n’est pas secondaire, nous permettra de poursuivre avec le recul nécessaire la progression de l’entre-deux.

Sous l’influence de l’article de recherche américain « Préparation à une pandémie de grippe : la nécessité d’une surveillance renforcée » [1] sortie en 1999, la zone OCDE compose un des premiers rapport à mettre en perspective le risque pandémique. Dès 2003, ce document intitulé « Risques émergents au 21e siècle - UN PROGRAMME D’ACTION » [2], envisageait déjà cette probabilité :

« À la fin du siècle dernier, les maladies infectieuses, responsables de plus de 13 millions de décès, étaient les principales causes de mortalité des enfants et des adultes dans le monde. Le VIH/SIDA, la tuberculose et le paludisme représentaient au total 5.7 millions de ces décès, observés pour une grande majorité dans les pays en développement. Faute de progrès significatif, le chiffre global des décès dus aux maladies infectieuses ne devrait guère changer. Or on estime que 8 millions de vies supplémentaires épargnées chaque année grâce à des mesures convenablement ciblées se traduiraient d’ici à 2015/2020 par un gain économique de quelque 360 milliards d’USD par an. (…) En Afrique du Sud, par exemple, on prévoit que la pandémie de VIH/SIDA fera reculer le PNB de 17 % durant la prochaine décennie. Dans les pays développés, la propagation massive d’une maladie infectieuse pourrait aussi avoir un coût économique très élevé. Les experts internationaux considèrent que la survenue d’une pandémie de grippe est inévitable, et peut-être imminente. Les conséquences en pourraient être dévastatrices. D’après les projections des modèles épidémiologiques, il en résulterait, dans les seuls pays industrialisés, entre 57 et 132 millions de malades nécessitant une consultation médicale, dont 1.0 à 2.3 millions d’admissions en hôpital et 280000 à 650 000 décès. Le Centre de prévention des maladies (Centers for Diseases Control and Prevention) estime les pertes pour l’économie américaine seule dans une fourchette de 71 à 166 milliards d’USD. (...) Aux États-Unis, la fourniture annuelle de vaccins anti-grippe au public s’est grandement améliorée, puisque le taux de vaccination (celle-ci étant principalement destinée aux groupes de population vulnérables) a atteint des niveaux records dans les années 90. Toutefois, en cas de grave pandémie de grippe (inévitable, selon de nombreux experts) déclenchée par un virus inédit, le programme habituel de vaccination se heurterait à des problèmes incommensurables. (...) Les difficultés de mise à disposition de vaccins « préventifs » seraient considérables. En effet, la campagne viserait la population tout entière, et non plus les seuls groupes cibles ; la période d’alerte précédant l’épidémie serait relativement courte ; une pénurie de vaccins, plus ou moins préoccupante, est à prévoir (dans le pire des scénarios, aucun vaccin ne serait disponible durant les premières phases de la pandémie) car compte tenu des procédés actuels de fabrication, la mise en circulation des dizaines de millions de doses nécessaires suppose un délai de 6 à 8 mois au moins ; enfin, une deuxième dose de vaccin pourrait être indispensable un mois plus tard pour des millions de personnes. (…) S’agissant de la distribution de vaccins et traitements préventifs, les moyens logistiques à mettre en œuvre peuvent être très différents de ceux que réclament les catastrophes naturelles. La pandémie devrait se manifester simultanément dans de nombreuses zones géographiques différentes ; or les personnes appelées à intervenir en cas d’urgence (personnel médical, agents de police, ambulanciers, etc.) seront elles-mêmes très exposées et devront être vaccinées en priorité, mais les personnes qui contribuent à assurer la fourniture de services collectifs essentiels - électricité, eau, communications et transports - pourraient avoir les mêmes besoins. »

Pragmatiste, la prospective de 2003 réconforte les vœux de maîtrise. Plus qu’une sinistre prophétie, un champ d’action, le potentiel d’une mise en condition collective, la futurologie - ne plus faire front à la surprise, la devancer.

Poursuivant la mission du programme de l’OCDE, le « Réseau mondial des risques » (Global Risks Network) sera fondé par le Forum économique mondial de Davos l’année suivante :

« Dans un environnement mondial de plus en plus complexe et interconnecté, les risques ne peuvent plus être contenus dans les limites géographiques ou systémiques. Aucune entreprise, industrie ou État ne peut comprendre et atténuer avec succès les risques mondiaux. Le Forum économique mondial, avec de nombreux liens avec les réseaux d’entreprises, les décideurs et les gouvernements, les ONG et les groupes de réflexion, est dans une position unique pour faire avancer une nouvelle réflexion sur les risques mondiaux, pour générer des mesures d’atténuation des risques et pour intégrer les connaissances actuelles sur les risques mondiaux. Le Global Risks Network a été fondé par le Forum économique mondial en 2004 en réponse aux inquiétudes de la communauté internationale et la communauté mondiale des affaires qui n’étaient pas encore en mesure de répondre de manière adéquate à un paysage mondial en évolution. » [3]

Dès 2005, le réseau évolue en partenariat avec l’entreprise Marsh & McLennan Companies, Inc. (Firme américaine de gestion des risques - Gavi, COVAX), Merrill Lynch (banque d’investissement américaine) et Swiss Re (société d’assurance suisse - COVAX).

En 2006 le Forum économique mondial fournit à ses membres son premier « Aperçu des risques économiques, environnementaux, technologiques, géopolitiques et sociétaux ». Comme le « PROGRAMME D’ACTION » de l’OCDE - qui visait à « Développer les synergies entre les secteurs public et privé » [4] - le rapport du Forum attire lui aussi l’attention sur la nécessité d’une approche multipartite :

« Le Forum économique mondial, en tant que principale plateforme multipartite internationale, a été étroitement associé à la préparation d’un briefing pour le sommet du G-8 de Gleneagles sur les questions de changement climatique, offrant un certain nombre d’opportunités pour l’interaction des gouvernements et des chefs d’entreprise. » [5]

Le message politique est clair :

« Personne ne peut réussir seul à faire face efficacement aux risques mondiaux. Une approche multipartite intégrée offre le meilleur espoir d’accroître notre capacité à anticiper, gérer et atténuer ces risques. » [6]

Les cas d’infections humaines par le virus de la grippe A (H5N1) au cours de l’année 2005, entérinent l’analyse de l’OCDE. Et ce premier Global Risks Report fait de cette menace une centralité :

« Le paysage des risques de l’année 2006 est dominé par des risques majeurs et à fort impact, tels que le terrorisme et une pandémie de grippe, qui figurent en tête du programme mondial d’atténuation des risques et sont de mieux en mieux compris. (...) Une grippe mortelle, dont la propagation serait facilitée par les habitudes de voyage mondiales et non contenue par des mécanismes d’alerte insuffisants, présenterait une menace aiguë. Les impacts économiques à court terme comprendraient une grave dégradation des voyages, du tourisme et d’autres industries de services, ainsi que des chaînes d’approvisionnement de la fabrication et de la vente au détail. Le commerce mondial, l’appétit pour le risque des investisseurs et la demande de consommation pourraient quant à eux souffrir pendant de plus longues périodes. Des changements profonds dans les relations sociales, économiques et politiques sont aussi envisageables. Une pandémie de grippe présente en outre des défis d’atténuation complexes, y compris des compromis difficiles (par exemple, la vaccination de masse peut protéger contre la propagation d’une pandémie, mais la vaccination de masse comporte également un risque accru de mutation du virus en souches plus résistantes plus tard), et postule un besoin évident de coordination multipartite autant dans la prévention que dans l’apport de réponse. (...) Contrairement à la grippe humaine ou à la fièvre aphteuse animale - où l’on sait que les épidémies se reproduiront et où l’expérience passée fournit un guide raisonnablement précis quant à leur impact - les nouvelles maladies virales évoluent, et causent la mort et des dommages économiques secondaires de manière imprévisible. L’interconnectivité mondiale a considérablement accru les opportunités d’émergence et de transmission rapide de maladies, et la myriade de liens qui tissent l’économie mondiale permet également une contagion économique, sociale et politique systémique. Ce qui suit est un bref aperçu des impacts conflationnistes possibles d’une épidémie humaine majeure :

Plusieurs villes d’Asie de l’Est connaissent d’importantes épidémies de transmission interhumaine. Les voyages internationaux sont gravement touchés, les approvisionnements en vaccins spécifiques à la pandémie sont sécurisés et les autorités de sécurité se préparent aux éventualités externes et à l’insurrection nationale. Une gestion de la chaîne d’approvisionnement d’urgence est instituée, basée sur la possibilité que 50% des personnes infectées meurent. Les produits et services nécessaires pour survivre pendant un à trois ans sont identifiés. Les industries non essentielles réduisent leur production ou ferment. Même avec une production de vaccins à grande échelle dans neuf pays représentant 12 % de la population mondiale, moins de 500 millions de personnes (14 % de la population mondiale) peuvent être vaccinées en un an. Une épidémie de transmission interhumaine du H5N1 pourrait avoir des effets dévastateurs à l’échelle mondiale dans tous les secteurs sociaux et économiques, perturbant des processus efficaces, dégradant gravement les capacités de réponse et exacerbant les effets des faiblesses connues de différents systèmes. Ces impacts pourraient inclure : la perturbation des chaînes d’approvisionnement et des flux commerciaux ; une exacerbation des déséquilibres financiers et la transformation des régimes de propriété intellectuelle des produits pharmaceutiques ; des émeutes pour avoir accès aux rares stocks d’antiviraux et de vaccins ; un effondrement de l’ordre public ; désurbanisation partielle à mesure que les gens fuient les centres de population ; l’extinction de la confiance dans les gouvernements ; la décimation d’ensembles de compétences humaines spécifiques ; et une migration forcée à grande échelle associée à l’effondrement des États les plus fragiles. Dans un tel scénario, l’impact sur la société pourrait être aussi profond que celui qui a suivi la peste noire en Europe en 1348. Ce fléau a provoqué une transformation fondamentale des relations socio-économiques en Europe. La mort d’environ un tiers de la population européenne de l’époque a créé une pénurie de main-d’œuvre, sapant une économie basée sur le servage et entraînant un changement dans les valeurs relatives du capital et du travail. La rareté des ressources en main-d’œuvre a entraîné une économie basée sur les salaires dans laquelle la valeur des compétences était tarifée de manière efficace . » [7]

Le « risque pandémique » s’intégrera à chaque nouveau rapport annuel, situé entre les considérations économiques (Crises budgétaires dans les économies clés, chômage/sous-emploi structurellement élevé, etc) environnementales (Crises de l’eau, Échec de l’atténuation et de l’adaptation au changement climatique, Élévation du niveau de la mer etc), géopolitiques (Violent conflit interétatique avec des conséquences régionales, etc) sociétales (Grave disparité de revenus, etc) et technologiques (Cyberattaques à grande échelle, Géo-ingénierie etc).

Le rapport de l’année 2007 [8] présente un scénario pandémique catastrophe de 461 mots, « faillites », « effondrement du prix du pétrole », « dévaluations d’actifs », « injection de liquidités ad hoc », « risques inflationnistes », « théories du complot » et « réaction contre la mondialisation » font parti de ceux-là. En filigrane, le scénario loue les avantages de la synergie entre les secteurs public et privé contre les seules politiques publiques : « Les mesures de confinement centralisées sont d’une efficacité limitée, mais les efforts privés et décentralisés aident à ralentir la propagation. » En dernier lieu, le récit convient d’un retour à la normale, « bien que le militarisme accru et les tendances autoritaires aient remodelé la géopolitique mondiale. »

Le Global Risks Report devient rapidement le rapport de gestion des risques le plus lu au monde. En 2011, il quitte le stade de l’alerte et promotionne une nouvelle voie via son nouvel appendice « Stratégies mondiales communes de réponse aux risques » :

« Le Conseil de l’agenda mondial sur l’atténuation des catastrophes naturelles du Forum économique mondial a produit une analyse des nouvelles formes de transfert de risque, qui impliquent le transfert direct d’une partie de l’exposition au risque de catastrophe vers les marchés financiers. Les instruments alternatifs de transfert de risques (ART) offrent des solutions financières innovantes pour répondre aux besoins croissants de couverture financière des risques catastrophiques et permettent aux investisseurs de jouer un rôle plus direct dans ce domaine. Un exemple de ces instruments est l’obligation catastrophe qui permet à une entreprise, une organisation internationale ou un gouvernement d’émettre des obligations pour les protéger contre des risques prédéfinis. Plus de 160 « obligations catastrophes » ont été émis à ce jour dans le monde pour se protéger contre les pandémies, le terrorisme et les catastrophes naturelles. (...) Avec une réglementation et une transparence appropriées, ces instruments alternatifs de transfert de risques peuvent fournir des capitaux supplémentaires, offrir de nouvelles façons de couvrir les risques de catastrophe, protéger les individus et réduire l’impact systémique des catastrophes futures. » [9]

La crise Ebola qui vient frapper l’Afrique de l’Ouest en 2014 met précisément en évidence les problèmes de financements auxquels est confronté la communauté internationale. En Avril 2014, Jim Yong Kim, président de la Banque mondiale, commence à fournir une thèse concernant les liens entre le problème de santé globale et le secteur privé :

« Le Groupe de la Banque mondiale s’est engagé à travailler de manière plus efficace avec les principaux partenaires et parties prenantes, y compris ceux de la société civile et du secteur privé. (...) Ce que nous essayons de faire, c’est d’aller là où le secteur privé a peur d’aller, pour ensuite pouvoir atténuer ses craintes. (...) Donc, ce que nous essayons vraiment de faire, c’est de structurer les accords de manière à réduire le sentiment de risque, puis nous clarifions quels seront les rendements, puis nous attirons, pour ainsi dire, des bailleurs de fonds du secteur privé. Et en ce moment, il y a beaucoup de sociétés de capital-investissement, Blackrock par exemple, d’autres qui investissent, mais ce qu’elles nous disent, c’est qu’elles n’ont tout simplement pas le personnel pour pouvoir leur donner une idée réelle de ce qu’est le risque au Burkina Faso, vous comprenez ? (...) Il ne s’agit pas seulement d’investir dans la santé parce que c’est la bonne chose à faire moralement ou éthiquement. Investir dans la santé est la bonne chose à faire économiquement. (...) Donc, maintenant, nous avons la preuve directe qu’investir dans l’éducation, investir dans la santé est en fait bon pour la croissance économique. Nous n’avions pas vraiment ce genre de chiffres il y a 20 ans, et des gens comme moi qui étaient des militants de la santé utilisaient en quelque sorte un argument éthique et moral pour investir dans la santé et l’éducation, mais maintenant nous avons l’argument économique. » [10]

Cette perspective fait directement référence au rapport de 1993 de la banque mondiale « Investir dans la santé » [11]. Ce rapport imposait un changement discursif majeur au champ de la santé mondiale, en favorisant notamment la financiarisation des soins de santé à travers la notion de « capital humain », qu’il exposait en ces termes :

« Ce rapport tire de cette expérience variée des enseignements qui aideront les décideurs à réaliser les énormes retours potentiels d’investissements de leur pays dans la santé. (...) Une bonne santé, comme les gens le savent par leur propre expérience, est un élément crucial du bien-être, mais les dépenses de santé peuvent également être justifiées pour des raisons purement économiques. L’amélioration de la santé contribue à la croissance économique de quatre manières : elle réduit les pertes de production causées par la maladie des travailleurs ; elle permet l’utilisation de ressources naturelles qui étaient totalement ou presque inaccessibles à cause de maladie ; elle augmente la scolarisation des enfants et les rend plus aptes à apprendre ; et elle libère pour des utilisations alternatives des ressources qui devraient autrement être consacrées au traitement de la maladie. (...) Les sources de gain les plus évidentes sont la réduction du nombre de jours de travail perdus pour cause de maladie, une productivité accrue, de meilleures possibilités d’obtenir des emplois mieux rémunérés et une vie professionnelle plus longue. (...) Avec une main-d’œuvre en bonne santé, les employeurs peuvent réduire les coûts liés à la création de délais de production, investir davantage dans la formation du personnel et exploiter les avantages de la spécialisation. (...) L’adoption des principales recommandations politiques de ce rapport par les gouvernements des pays en développement améliorerait considérablement l’état de santé de leur population, en particulier des ménages pauvres, et aiderait également à contrôler les dépenses de santé. Des millions de vies et des milliards de dollars pourraient être sauvés. » [12]

Cette publication de 1993, à la manière du rapport de l’OCDE [13], assimilait mécaniquement pertes économiques et pertes humaines. Depuis lors, la santé mondiale est entendue comme un objet « d’investissement », et le capital humain, un stock de ressources dont il faut prendre soin. Comme l’explicite ce rapport : « investir dans la santé des pauvres augmente leur éducabilité et leur productivité. » [14]

Le Forum économique mondial proposera d’ailleurs dès 2012 un autre Rapport annuel d’importance, le « Rapport mondial sur le capital humain », qui comprend « l’indice mondial du capital humain ». Cet indice sera repris à son tour par la Banque mondiale à partir de l’année 2018.

Si la valorisation du « capital humain » est depuis devenue une antienne, les mécanismes comptables et les dispositifs financiers largement spéculatifs adaptés à la santé mondiale surviennent à l’aube du XXIe siècle. Les premières structures à avoir mis en pratique ces notions sont la Gavi - l’Alliance pour le vaccin à l’origine de COVAX - et le Fonds mondial de lutte contre le VIH/sida, la tuberculose et le paludisme (The global fund). Ces deux initiatives, lancées respectivement en 2000 et en 2002 au Forum économique mondial de Davos, promeuvent l’innovation financière. En 2006, la Gavi crée par exemple la Facilité internationale de financement pour la vaccination (IFFIm), connue sous l’appellation « obligations vaccinales ». Les « obligations vaccinales » - au sens de titres financiers - empruntent la piste frayée par la finance verte, et participent plus généralement à la tendance des obligations dites « responsables », intégrant des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) ; tendance montante des investisseurs à miser sur de « l’éthique » et du « durable ». The global Fund propose quant à lui de convertir les remboursements de dettes en investissements de santé, met à disposition de ses membres des fonds d’investissement philanthropiques ou leur permet des retours financiers basés sur les résultats positifs de programmes prédéfinis. 93 % du financement total du Global Fund provient néanmoins de gouvernements donateurs (en 2011, une fraude systématisée et des cas de corruption viennent dégrader l’image du partenariat public-privé).

Ces exemples de financiarisation et de partenariats dans le secteur de la santé mondiale inspirent Jim Yong Kim qui, en janvier 2015, approfondit sa vision :

« Dans quelques jours, je rejoindrai des dirigeants du monde des affaires, des gouvernements, de la politique, des arts et du monde universitaire au Forum économique mondial de Davos, en Suisse. Le Forum est l’un des principaux événements pour discuter des risques mondiaux. Beaucoup, sinon la plupart de ces risques sont identifiés dans le rapport annuel du Forum sur les risques mondiaux. (…) Pour la première fois en 10 ans d’histoire du rapport, les risques économiques passent au second plan par rapport aux préoccupations géopolitiques, et les inquiétudes concernant les risques environnementaux augmentent. Les conflits entre les nations et les événements météorologiques extrêmes étaient considérés comme les deux principaux risques auxquels nous sommes confrontés et qui sont les plus susceptibles de se produire selon l’enquête. Les principaux risques en termes d’impact étaient les crises hydriques et la propagation de maladies infectieuses. (...) Le rapport est un aperçu éclairant des risques de notre monde. Il met également en lumière nos possibilités d’action. (…) Par exemple, à Davos, nous discuterons avec nos partenaires des organisations multilatérales, des gouvernements, du secteur privé et des groupes de la société civile de la création d’une nouvelle installation mondiale d’urgence en cas de pandémie qui pourrait répondre rapidement aux pandémies en fournissant de l’argent aux pays en crise. (...) L’épidémie d’Ebola en cours est un bon exemple de la raison pour laquelle le monde a besoin de cette capacité. La réponse mondiale à Ebola a été tardive, inadéquate et lente. Six mois après le début de la crise, seulement 30 équipes d’intervention médicale étaient sur le terrain, traitant et soignant des patients en Guinée, au Liberia et en Sierra Leone. La grave pénurie de travailleurs de la santé, d’installations et de fournitures a fait que de nombreuses personnes n’ont jamais reçu de traitement, et le virus a continué de se propager. Dans le même temps, la peur d’Ebola a entravé le commerce, fermé des entreprises et restreint les déplacements dans les pays touchés. En décembre, nous avons revu à la baisse nos estimations de croissance pour ces trois pays anciennement à croissance rapide. Ils ont subi un coup économique majeur et nous prévoyons qu’ils connaîtront une croissance économique négative en 2015. (...) Une installation mondiale d’urgence en cas de pandémie pourrait mobiliser des ressources des secteurs privé et public et un financement initial afin qu’en cas d’urgence sanitaire mondiale, un soutien financier soit facilement disponible et circule rapidement pour soutenir une réponse immédiate à grande échelle. Nous avons vu que la « participation au chapeau », après qu’une pandémie ait frappée est trop coûteuse, à la fois en vies humaines et en termes économiques. Avec une telle ressource mondiale, nous pourrions faire avancer l’élaboration de plans concrets pour lutter contre la prochaine épidémie et amener des agents de santé et des fournitures sur le terrain, et peut-être même fournir un signal de garantie de marché [15] aux producteurs de vaccins et de médicaments. Le rapport sur les risques du Forum indique que des plans solides sont nécessaires pour faire face à la menace de pandémies - en particulier à la lumière de la croissance rapide des villes et des zones informelles dans les pays en développement où les maladies infectieuses peuvent se propager plus facilement. Nous devons commencer à planifier dès maintenant pour la prochaine pandémie. Une installation d’urgence en cas de pandémie pourrait sauver des vies, maintenir la résilience des économies et rendre notre monde moins risqué. » [16]

Quelques jours plus tard, Jim Yong Kim répétera ce message au Forum économique mondial de Davos, et parviendra à y séduire les leaders de l’industrie et de la finance dont beaucoup tiennent désormais compte des risques que les pandémies pourraient poser à leurs affaires, autant que des occasions qu’elles pourraient motiver.

Kim décrira quelques mois plus tard un nouveau type de produit financier - les « obligations pandémiques » qui, espère-t-il, persuaderont les investisseurs privés de gonfler les coffres de la Banque mondiale.

Poursuivant l’orientation des « obligations vertes » lancées en 2008 et celle des plus récentes « obligations catastrophe » de 2014, et avec l’aide de deux des plus grandes sociétés de réassurance au monde - Swiss Re (Global Risks Report - COVAX) et Munich Re - la banque mondiale entame un processus de conceptualisation et de commercialisation de ce que certains espèrent voir devenir une nouvelle classe d’actifs. Lancé en 2016 pour « couvrir les pays en développement contre le risque de flambées pandémiques » [17], les obligations pandémiques de la banque mondiale font parti d’un mécanisme plus ample nommé le « Financement d’urgence en cas de pandémie » (PEF).

À première vue, le système paraît plutôt simpliste :

Si un investisseur investi dans la partie à plus haut risque de l’obligation, il récupère son investissement majoré d’un intérêt annuel d’environ 14 %. Si un investisseur en obligations PEF investit 50 millions de dollars américains, il recevra un intérêt annuel d’environ 6,81 millions de dollars américains. Sans événement pandémique au cours des trois ans de vie de l’obligation, l’investisseur gagnera approximativement 20,43 millions de dollars américains en plus de récupérer son investissement de départ. Après trois ans, un investissement de 50 millions de dollars américains devient environ 70,5 millions. [18]

Comme avec les « obligations catastrophes », sur lesquelles les investisseurs misent sur des obligations en spéculant sur le lieu, l’ampleur et le moment d’un désastre, les investisseurs profitent financièrement d’événements qui ne se produisent nulle part.

Simpliste au premier abord, les procédés internes comme les seuils et les conditions de déclenchement sont en réalité d’une subtile complexité.

La conception des déclencheurs de paiement témoigne assez bien de la logique financière du PEF. En réalité, ce sont ces seuils que les investisseurs redoutent. Selon une panoplie de critères d’éligibilité stricts (nombre de décès confirmés, ampleur virale etc) une épidémie change de statut pour correspondre à la définition de pandémie donnée par la banque mondiale, plus grossièrement, les investisseurs perdent leur argent.

Si tous les critères coïncident, le décaissement se fait alors en trois étapes. Le 250e décès lié, par exemple, à une épidémie d’Ebola déclenche un premier paiement : 45 millions de dollars américains deviennent alors disponibles, soit 30% de l’argent destiné aux filovirus, dont Ebola fait partie. À partir du 750e décès officiellement comptabilisé, 60% de l’argent destiné aux filovirus devient disponible. C’est le 2 500e décès comptabilisé qui permet aux pays de recevoir 100% (150 millions de dollars américains) de la somme destinée à une pandémie de filovirus. [19]

Afin « d’atténuer les craintes » des investisseurs, des modélisateurs de données sont mis à leur disposition afin qu’ils puissent évaluer le niveau de risque et les limiter au maximum. Ces modélisateurs incluent les données rétrospectives de l’OMS, l’échantillonnage, la projection et des niveaux de simulations (cinq cent mille modélisations probabilistes d’une seule et même année) capable d’affiner des tendances [20]. Toutes les informations disponibles permettent une évaluation des risques, évidemment circonscrite aux insuffisances de la conjecture, néanmoins, génératrice de l’évaluation la plus objective qui puisse être rendue aux investisseurs.

Lorsque le virus Ebola revient ravager l’Afrique de l’Ouest en 2018, les obligations pandémiques ne se déclenchent pas. Le virus a tué près de 2 300 personnes en République démocratique du Congo, mais selon les critères du PEF, il ne s’est pas propagé assez loin, assez vite, pour être qualifié de pandémie [21]. Les investisseurs ont donc continué de conserver leur capital tout en percevant des intérêts.

On comprend mieux pourquoi la conception des obligations PEF, et plus précisément des déclencheurs de paiement, a demandé deux années de travail :

« Au moins 12 semaines se sont écoulées depuis la date de début de l’événement. • L’épidémie se déclare dans plus d’un pays, chaque pays ayant un nombre supérieur ou égal à 20 décès confirmés. • Le taux de croissance de la maladie doit être supérieur à zéro pour garantir que l’épidémie se développe à un niveau de confiance statistique spécifique. • Le montant total de décès confirmés doit être supérieur ou égal à 250. • Le montant total de la caisse doit être supérieur ou égal à 250. • Le montant glissant du dossier confirmé doit comprendre un pourcentage minimum du montant total glissant du dossier. • Les épidémies régionales affectant deux à sept pays activeraient les paiements à trois étapes à mesure que le nombre total de décès confirmés augmenterait. • Les épidémies mondiales affectant huit pays ou plus activent également les paiements à trois étapes, mais à des niveaux de financement plus élevés aux deux premiers déclencheurs. » [22]

Incompréhensible, certes, mais pas seulement. Rapprochant des caractéristiques propres à l’industrie financière à des mesures de santé publique, transformant les défaillances structurelles et sanitaires de pays pauvres en lieux de spéculation et d’accumulation de richesses, l’instrument sert davantage les intérêts des investisseurs privés qu’il ne contribue réellement à la sécurité sanitaire mondiale. Pour preuve, le coronavirus avait déjà tué près de 150 000 personnes dans des dizaines de pays avant que les taux de mortalité ne soient éligibles aux critères de « croissance exponentielle » énoncée dans le prospectus obligataire des obligations PEF. Alors que les investisseurs du PEF avaient déjà reçu 96 millions de dollars d’intérêts fin février 2020 [23], les « pays en développement » ont dû attendre la mi-mai pour que les paiements soient enfin émis.

Ce que Jim Yong Kim présentait en issue au « cycle de panique et de négligence », s’est finalement réduit à la création « d’un marché entièrement nouveau pour l’assurance contre les risques de pandémie » [24]. Annoncées par la Banque mondiale lors de leur lancement comme un exemple innovant de partenariat public-privé, les obligations pandémiques n’ont pas seulement été défectueuses, en donnant l’espoir d’une « installation d’urgence » capable de « sauver des vies », elles ont été préjudiciables. La Banque mondiale a ainsi fait face à de lourdes accusations selon lesquelles au lieu d’empêcher l’aggravation de situations d’émergence, le PEF ne décaisserait que lorsqu’il n’est déjà plus possible de prendre des mesures préventives. Une ancienne économiste de la Banque mondiale est allée jusqu’à affirmer que la conception même du PEF était encline à attendre « que les gens meurent ». [25]

En Avril 2020, la banque mondiale promet de débloquer 160 milliards de dollars sur une période de 15 mois pour lutter contre le Covid-19, un montant qui est plus de 800 fois supérieur au paiement maximal du PEF prévu pour le coronavirus.

Le PEF ferme définitivement le 30 avril 2021, à peine un an après le déclenchement de son premier paiement. [26]

Notes

[15Advance Market Commitment - AMC ; Voir « Synthèse critique des parties prenantes. »

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